Illustrated by Liubov Miau
Le matin du 24 février, ma femme a emmené notre fils à l’école, je dormais encore. Elle est revenue vers 8 heures, la professeur l’a immédiatement appelée et a dit: « La guerre a commencé.» Et nous… Boom et boom. On les a toujours entendus sur la rive gauche, même si ces dernières années ont été plus calmes. Ma femme a immédiatement appelé Senia [leur fils, 14 ans] et a dit attendre à l’arrêt de bus et a couru après lui.
J’ai travaillé dans un studio d’aquarium, vendant des poissons, des plantes, de la nourriture. Ce matin-là, j’ai écrit à mon chef. J’ai demandé si je devais venir travailler. Il a répondu : «Quel travail si la guerre a commencé?! » C’est-à-dire, je ne comprenais pas ce qui se passait. Mais le jour-même, des explosions plus fortes ont commencé. La guerre a éclaté dans toute l’Ukraine. Je n’ai pas fumé pendant 10 ans, mais là j’ai recommencé.
Le 2 mars, l’électricité, le chauffage et les communications avaient disparu. Le 6 mars, un vieil ami, avec qui nous n’avions pas parlé depuis 5 ans, est venu me voir. Nous étions assis dans la cuisine, buvant, ma femme faisait chauffer de l’eau. Il y en avait encore dans le robinet. Peu à peu, le gaz s’est éteint.
Nous avons dormi par terre dans l’appartement, sous 3-4 couvertures. Nous allions chercher de l’eau au puits et cuisinions sur le feu.
Quand c’était encore possible, nous avons acheté des pommes de terre, des oignons et des carottes. Un ami a apporté du gras, des saucisses. Honnêtement, les voisins ont maraudé le magasin et nous ont donné de la nourriture. Dans une église orthodoxe on nous a donné deux boîtes de pois et deux boîtes de maïs. Ils faisaient encore de la soupe, c’étaient des petites portions, mais on pouvait manger quelque chose. Nous n’avons pas pris de repas, nous nous sommes seulement inscrits à l’aide humanitaire. Cependant, ces putain de salauds de russes ne l’ont pas laissé passer. Nous avons séché des biscottes quand il y avait du pain. Nous faisons chauffer de la soupe en y ajoutant des biscottes. Voici à quoi ressemble notre dîner. Il y avait de la farine, alors ma femme a fait des crêpes simples: farine, sel et eau.
Je ne communiquais pas beaucoup avec mes voisins avant, il y avait beaucoup de pro-russes. Mais pendant la guerre j’ai commencé à parler avec eux. J’ai découvert que les gens sont plus ou moins normaux. Vous savez, la guerre rend les gens plus humains, ils commencent à s’entraider, ils se rapprochent. Bien sûr, les gens sont différents, certaines personnes gagnent de l’argent grâce à la guerre.
La plupart du temps, nous restions à la maison car notre abri anti-aérien était très humide. Nous n’y sommes descendus que lorsqu’ils ont tiré directement de Grad (systèmes de tir à la volée). J’ai ressenti les premiers gros bombardements lorsque nous sommes allés voir la mère de mon ami. L’avion a largué une bombe près de la jetée, du pont d’observation, c’était à 300 mètres de nous. Pour la première fois, nous avons eu très peur. Puis nous nous sommes rendus au centre-ville pour voir la mère de ma femme. Il y avait des batailles très fortes, tous les cours étaient comme le petit Grozny, je ai appelé cela ainsi. Des voitures et des maisons étaient en feu. Nous nous frayions un chemin en courant, entre les bombardements, à travers les cours. Nous regardions devant nous : les gens préparent la nourriture et près d’eux il y a des tombes, pour un adulte et un enfant.
Une autre fois, quand nous allions chez les parents de ma femme, nous avons vu une énorme flaque de sang, et dedans un cerveau, vous savez… oui… nageant. Il y a beaucoup de cadavres dans la ville – aux arrêts de bus, sur les bancs. Enveloppés dans des couvertures et mis dehors. Pendant 5 jours une femme enveloppée dans une couverture restait à côté de ma maison. La croix a été renversée par deux brindilles. Puis, apparemment des proches ont décidé de l’enterrer, creusé un trou dans l’allée de châtaigniers et l’a enterré parmi les arbres.
Un jour, nous cuisinions dans la cour. Nous habitons en face du chantier naval. Un obus a volé dans le chantier, une forte onde de choc, et nous avons couru dans l’entrée. Nous avions un peu peur, mais nous nous sommes dit : « D’accord, l’obus a touché, donc il a touché ». Nous sommes sortis et avons fini le repas. Nous sommes rentrés chez nous et nous avons entendu un tel gros « boom ». L’obus a touché les immeubles de 9 étages derrière notre maison, ils ont brûlé et le toit de la maison voisine a été démoli. Après cela, nous avons décidé de partir.
Je n’avais pas de voiture. Je me suis rapproché de voisins qui partaient, mais certains d’entre eux ont emporté avec eux des documents, des matelas ou d’autres bric-à-brac, et il n’y avait pas assez de place pour nous. Leurs affaires étaient plus importantes pour eux que la vie humaine. Une voisine avec un enfant cherchait également une voiture et ne la trouvait pas.
En fin de compte, j’ai réussi à trouver un homme qui était d’accord de nous faire sortir. Nous avons quitté Marioupol à travers Milekine. Il y a un point de contrôle russe du côté de Zaporizhzhia. À Manhouch les drapeaux russe et de « RPD » sont suspendus, à Ostapenko il y a le point de contrôle russe, et le plus terrible point était celui de Berdiansk. Il y avait surtout des Bouriates. Ils m’ont demandé de montrer mon tatouage, vérifié si j’étais du régiment d’Azov. J’ai montré mon tatouage, puis on m’a dit de s’enregistrer. Cela ressemblait à `La liste de Schindler: trois tables en plastique, trois soldats russes assis, un carnet et un stylo. Ils écrivent le numéro de téléphone, le nom, l’année de naissance et la ville de résidence. Ils vérifient si je me battais depuis 8 ans, eh bien, vous comprenez – tout cela de la propagande. J’ai tout rempli et je suis allé à Berdiansk. Nous y étions logés dans la maison de la culture locale.
Nous y sommes restés 4 jours. Pendant longtemps, nous avons cherché des opportunités pour aller à Zaporizhzhia. Enfin j’ai réussi à trouver le moyen d’y aller. Puis nous avons eu les points de contrôle à nouveau. Sur certains points de contrôle on regardait des messagers, des photos, sur les autres on regardait encore les tatouages. À Zaporizhzhia, nous étions déjà abreuvés, nourris, amenés au jardin d’enfants, où nous pouvions dormir. Nous nous sommes lavés pour la première fois depuis le 24 février.
Mon fils vit tout cela plus facilement que nous tous. Pour ma femme c’est le plus difficile, car ses parents sont restés là-bas. Ils ne voulaient pas partir. Ils disaient : « Ici, tout est à nous, nous ne voulons rien jeter, tout va se normaliser. » Les miens sont également restés. Ma mère a appelé aujourd’hui. Elle dit que c’est calme chez eux.
Je ressens de la nostalgie et de la tristesse pour ma ville, même si elle a été tuée, même s’il n’y avait nulle part où se laver.
Date d’enregistrement: 24 mars 2022.
Traduction: Olena Chuprovska