Alevtyna est sortie de l’enfer : elle est sortie de Marioupol. Elle est née et a grandi dans cette ville, a travaillé comme animatrice d’une émission matinale en réveillant la ville avec les mots, « Mariupol, bonjour ! ». Plus tard, elle a fondé son propre projet télévisé Lieux de la force, car elle a toujours perçu la ville comme quelque chose de plus que son domicile : c’était sa force.
Alevtyna et sa famille ont passé 21 jours à Marioupol assiégé. Le 16 mars, elle a été évacuée de Marioupol et voit maintenant cette ville dans ses rêves : les rues fleuries où se promènent ses amis. En réalité, certains amis et voisins sont déjà morts, leurs corps sont tout simplement abandonnés dans les rues brisées et plus de 80 % des bâtiments sont détruits.
Le premier jour de la guerre, Alevtyna et sa famille se sont retrouvées à la périphérie de Marioupol : elle fêtait avec ses parents l’anniversaire de son frère de 12 ans. Ils y ont habité jusqu’au 8 mars, date où la situation est devenue critique. Les maisons explosaient de plus en plus près de la sienne, alors la famille a décidé de se rendre à l’appartement du centre. Ils ont parcouru 7 kilomètres sous le feu.
« Quand nous partions, ils tiraient sur le quartier. Nous avons vu un cadavre près de la maison voisine. Il y avait une fille blessée à proximité qui demandait de l’aide, de dire à quelqu’un qu’elle était là. Pour que quelqu’un l’emmène à une voiture. Nous n’avions pas de voiture. Nous allions à pied tous les six avec deux enfants », se souvient Alevtyna.
Lorsque la famille est arrivée au centre, ils se sont sentis en sécurité pendant une courte période. Le responsable de la copropriété locale a installé une cuisine de campagne dans la rue. Les voisins se réunissaient et cuisinaient ensemble sur le feu en s’entraidant. Il n’y avait ni lumière, ni eau, ni nourriture, ni réseau depuis plusieurs jours. L’abri anti-bombes de la maison était plein, mais on a ouvert un sous-sol d’un magasin voisin pour la famille d’Alevtyna : ils vivaient à neuf avec les enfants, les parents et une vieille grand-mère dans une grange souterraine exiguë.
Chaque jour, Alevtyna se rendait au théâtre local. Les gens s’y rassemblaient et discutaient de moyens pour quitter la ville sans leur propre voiture, en attendant les bus d’évacuation et les » couloirs verts « . Cependant, il n’y avait pas de nouvelles réconfortantes. Le 16 mars est devenu le point de non-retour.
Ensuite, les voisins se sont réunis près de la maison pour préparer la nourriture. Comme il n’y avait pas d’électricité, ils cuisinaient comme suit : « Ils allumaient un feu près de la maison. Chacun apportait ce qu’ils avaient. On faisait une soupe comme ça : beaucoup d’eau, trois pommes de terre et une poignée de gruaux de blé. » Alevtyna et sa famille sont montées à l’appartement chercher des assiettes et à ce moment-là, ils ont senti l’explosion. Le plafond au-dessus de leurs têtes a commencé à se fissurer.
Alevtyna se souvient, « Mon mari et moi sommes sortis et avons vu qu’une bombe aérienne était tombée sur notre porche, à l’endroit où les gens allumaient le feu. Un entonnoir de 4 mètres de profondeur s’est formé. Tout ce qui se trouvait devant l’entrée s’est transformé en une purée de terre. On voyait des parties des corps dans les décombres. Ils ont commencé à déterrer et à extraire les gens. D’abord, deux corps ont été retirés : les voisins Galia et Vania. On les a couverts d’une couverture et placés devant l’entrée. »
C’était pas possible de continuer à fouiller les autres corps : les bombardements ne faisaient que s’intensifier. La famille a décidé de quitter la ville immédiatement à ses risques et périls.
« Les maisons ont été très endommagées. Il était évident que le prochain coup transformerait le sous-sol où nous nous cachions en une fosse commune», se souvient Alevtyna.
Il était difficile pour ses parents de marcher, alors son frère est resté au sous-sol avec eux, et tous les autres membres de la famille sont allés à pied, sous le feu, à un village le plus proche. Ils ont marché pendant presque une journée, jusqu’à ce qu’ils retrouvent des connaissances dans un village voisin.
Alevtyna pleurait tout le temps. Elle savait que si elle ne retournait pas chercher ses parents à ce moment, probablement, elle ne les reverrait jamais vivants. Elle a persuadé une connaissance avec une voiture de revenir avec elle au centre-ville et de récupérer ses proches. Pendant ce temps, la situation s’est encore aggravée : la route près de la maison était déjà détruite et la maison endommagée.
Lorsqu’ils sont arrivés dans la cour voisine, Alevtyna a couru au sous-sol où sa famille se cachait. Les proches étaient vivants, mais très effrayés. Son frère était en train de finir de manger la dernière poignée de flocons d’avoine secs. Lorsqu’ils sont montés ensemble dans la voiture, un obus a explosé à 30 mètres d’eux. La vitre arrière de la voiture s’est cassée. Ils ont été stupéfaits, mais ils ont réussi à démarrer la voiture et à sortir de la ville. Les obus explosaient constamment à proximité. On a aidé la famille à partir pour Zaporijjia, et à partir de là-bas, ils ont pris un train d’évacuation.
Alevtyna a réussi à apporter avec elle le drapeau ukrainien à travers tous les points de contrôle russes. Elle croit qu’un jour elle reviendra reconstruire sa ville préférée.
« Je veux crier au monde entier sur ce qui se passe à Marioupol. Je comprends que les gens qui n’y sont jamais allés ne peuvent tout simplement pas imaginer l’enfer qui se passe là-bas. Cela ne peut tout simplement pas arriver au XXIème siècle. Le pire, c’est que là, sur place, on cesse d’avoir peur de la mort. On n’est pas surpris quand nos voisins ou nos amis meurent, on ne détourne pas les yeux de cadavres.
J’ai envie de crier : ” Sauvez mon Mariupol. Sauvez mon âme. Sauvez des milliers de vies. ” Et bien que je sois reconnaissant à tous ceux qui sont venus en aide à notre famille, à tous ceux qui nous reçoivent et nous soutiennent, je ne sais pas si quelqu’un entendra et comprendra mon cri. »
Date d’enregistrement 21 mars 2022.
Traduction: Marianna Maksymova